Les poumons oppressés de Jek réclament de l'air. Ses doigts affolés labourent les parois et le plafond du compartiment, les sacs poreux dont certains se déchirent et libèrent tout leur oxygène dans un long borborygme. La chair molle et brûlante de la chose qui s'est installée sur son visage et son cou lui obstrue entièrement les narines et la bouche.

« Je suis le serviteur de celui qui vit », murmure le xaxas.

La chose palpite. Son épiderme a la consistance d'une limace, mais en beaucoup plus chaud, comme s'il avait été trempé dans un brasier. Il brille en tout cas. Bien qu'il occulte les yeux de Jek, la luminosité qui s'en dégage lui parvient aux rétines. Le petit Anjorien a l'impression de se retrouver à l'intérieur d'un soleil.

« Car ma mère la gardienne de la porte m'a engendré pour semer la vie... »

La chose possède également des pattes, comme en témoignent les excroissances dures, coupantes, griffues qui s'enfoncent profondément dans la peau de Jek.

« Et si tel est le désir de la chenille de feu, elle me grignotera, je lui tisserai un cocon de bave, elle se métamorphosera, je la déposerai et elle s'envolera vers une lointaine étoile... »

Une chenille de feu...

Elles avaient donc été deux à se faufiler dans le compartiment lors de l'étape précédente. Jek se souvient alors que le cocon gisant à côté du migrateur sur la glace du cirque des Pleurs était beaucoup moins volumineux que les autres. Il prend tout à coup conscience que la clandestine cherche à l'éliminer. Il l'empêche d'accomplir sa métamorphose... Elle veut peut-être se nourrir de lui.

« Si tel est le désir de l'humain, je lui fournirai de l'oxygène jusqu'à la prochaine étape, je le déposerai et il verra les amis pour lesquels il a entrepris son long voyage... »

La panique déserte l'esprit du petit Anjorien, soudain calme, lucide, résolu. Bien que son cerveau sous-oxygéné fonctionne maintenant au ralenti, il rassemble le troupeau de ses pensées éparses. Il lance ses mains à l'assaut de la chenille, lui agrippe l'échiné et tente de la renverser d'une violente poussée. Mais elle s'est solidement rivée à lui. Son enveloppe extérieure se colle à son visage comme une ventouse, elle lui plante les griffes de ses innombrables pattes dans la peau.

Couvert de sueur, suffocant, il s'arc-boute, essaie encore... Son sang bout dans ses veines, des lames ébréchées lui perforent le crâne, la cage thoracique, le ventre. Elle ne bouge pas d'un millimètre, renforce même son emprise. Chacun des gestes de Jek lui coûte une débauche d'énergie folle. Il prend subitement conscience de sa faiblesse : il n'est qu'un enfant de huit ou neuf ans, un être chétif, sans force... La voix du viduc Papironda s'élève dans la confusion de son esprit... L 'univers est plein de dangers pour un enfant de huit ans... Je t'offre un avenir peut-être moins glorieux, mais concret et par bien des côtés enviable... Reste avec moi... O mon Dieu, pourquoi n'a-t-il pas écouté le viduc ? Pourquoi n'a-t-il pas écouté p'a et m'an At-Skin ?... Les adultes ont presque toujours raison mais il n'en fait qu'à sa tête... Ut-Gen, Anjor, le Terrarium... Tout cela est si loin... Des milliers de becs le dépècent... Les corbonucles du désert nucléaire... Que fabriquent-ils à l'intérieur du ventre du xaxas ?

Un sursaut de conscience ranime Jek. Il se rend compte que ce ne sont pas les becs des corbonucles qui le picorent, mais les pores de sa peau qui se rétractent comme s'ils allaient directement puiser les ultimes molécules d'oxygène dans son sang.

Une longue vibration parcourt les anneaux de la chenille de feu, dont l'enveloppe extérieure glisse imperceptiblement sur les lèvres du petit Anjorien. Il n'a plus la force de bouger. Elle sait déjà qu'elle a gagné la partie. Dans quelques secondes, le métabolisme de sa proie aura atteint le degré zéro et elle le dévorera tout entier, organes, muscles et os, puis entamera la chair interne du xaxas pour recevoir son cocon. Elle frémit d'allégresse.

Cette horrible chenille va manger Jek... Le manger-Une pensée ténue trace son difficile sillon et vient mourir à la surface de son esprit. Sers-toi de ta bouche... Mange-la avant qu'elle ne te mange... Il repousse d'abord cette idée, qui éveille en lui des répulsions inconscientes. Son corps n'est plus qu'un désert aride où ne chuchote pas le moindre souffle de vent. Son instinct de survie le pousse à desserrer machinalement les lèvres. La chair molle et chaude de la chenille lui emplit la bouche, un goût de cendres et de pierre brûlée lui inonde le palais. Il referme les mâchoires, timidement au début, puis, autant par réflexe que par lassitude, de plus en plus fort.

L'épiderme épais et souple de la chenille cède dans un crissement, libérant un flot saccadé d'une substance visqueuse, amère. Des spasmes convulsifs la secouent de la tête à la queue.

« C'est aujourd'hui qu'ils arrivent ! » s'écria Yelle en s'engouffrant dans la maison.

Munie du bâton de promenade de son père, vêtue d'une robe courte et droite, elle revenait de l'une de ses excursions quotidiennes dans le cœur du massif des Hymlyas. Elle avait maintenant de bonnes joues rondes, et ses grands yeux gris-bleu resplendissaient. L'or clair de sa chevelure se déversait sur le miel de son visage, de ses épaules nues et de son cou. Elle se recueillait au moins une heure par jour devant le buisson aux fleurs lumineuses, parlait de temps à autre des étoiles qui disparaissaient, de son père parti affronter le blouf, de son grand frère Shari qui devait bientôt rentrer, mais la tristesse semblait l'avoir définitivement désertée. Elle était redevenue la petite fille espiègle, enjouée, qu'elle avait cessé d'être avant le départ de Tixu.

« Qui ? » demanda Aphykit.

Elle se leva du fauteuil d'osier qui faisait face à la cheminée. Elle avait pour l'instant suspendu ses immersions dans le silence, ses explorations intérieures sur le véhicule de l'antra. Elle avait décidé de se consacrer entièrement à sa fille, dont la beauté et la joie de vivre étaient ses plus belles récompenses. Elle s'occupait également du jardin et du verger qu'avaient entretenus les pèlerins avant leur départ et qui fournissaient les légumes, les céréales et les fruits dont elles avaient besoin. Elle en faisait sécher une grande partie en prévision de l'hiver. Les caissons de déshydratation fabriqués par les pèlerins jonchaient par dizaines la cour pavée de la maison et diffusaient d'entêtantes odeurs sucrées. De temps à autre, devant le buisson du fou, elle se laissait dériver sur une mer de nostalgie dont les courants la ramenaient toujours vers Tixu. Cela faisait plus de quarante jours qu'il était parti. Quarante jours qui s'étaient écoulés comme quarante siècles...

« Les nouveaux pèlerins ! répondit Yelle.

— Qui te l'a dit ?

— Les pierres, la terre, le vent... Ils m'ont annoncé la venue des grands migrateurs de l'espace. Ils se sont déjà posés sur Terra Mater il y a plus de cinq millions d'années... Ils transportaient déjà des hommes... Enfin pas tout à fait... Des hommes-dieux...

— Des migrateurs de l'espace ?

— Leur travail, c'est de semer la vie où elle n'existe pas... Viens, maman : nous devons nous mettre en route tout de suite si nous voulons arriver à temps ! »

Au ton de Yelle, Aphykit comprit qu'il ne s'agissait pas d'une lubie enfantine mais d'une réalité que sa fille avait captée dans l'environnement comme elle avait capté le blouf, la mort des étoiles, la rétraction de l'univers.

« Où doivent-ils atterrir ?

— Dans le grand volcan éteint... A dix kilomètres d'ici...

— Si tu veux, Yelle, tu peux rester : je m'y transporterai par la pensée... »

Yelle dévisagea ardemment sa mère.

« Moi aussi, je sais voyager sur les pensées... »

Aphykit sourit et caressa tendrement les cheveux de sa fille.

« Comment as-tu appris ?

— Je n'ai pas appris, je sais. Mais ce serait dommage de ne pas profiter du soleil, du ciel, des arbres... Et puis on pourra se baigner dans un torrent... »

Chère Yelle, tes mots résonnent toujours comme des notes justes...

« Tu as raison... On devient paresseux avec l'âge ! »

Elles se mirent en chemin au moment où le soleil atteignait son zénith. Une chaleur lourde régnait sur les Hymlyas. Les fourrés, les bosquets et les herbes folles bruissaient de craquements, de stridulations, de craquètements, de sifflements, de grondements, de roucoulements.

Un sentiment de malaise étreignait Aphykit. Il lui semblait déceler une sourde menace au cœur de la symphonie végétale et animale. Yelle courait après les papillons multicolores en poussant de grands éclats de rire, dévalait les rochers et les versants abrupts des collines avec la grâce, la légèreté et la sûreté d'une gazelle des monts.

Prends soin de notre petite merveille... Aphykit entendait la voix de son aimé dans le friselis des frondaisons, dans les murmures de la brise, dans les bourdonnements des insectes. Son cœur se serra et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle se détourna pour échapper au regard inquisiteur de Yelle.

« Pas la peine de te cacher, maman ! cria la fillette. Je le sais bien que tu as de la peine... A moi aussi, papa me manque... »

Elles traversaient une forêt de pins aux troncs élancés. Les rayons du soleil traçaient des cercles clairs sur le vert sombre de la mousse. Yelle s'approcha de sa mère, lui entoura la taille de ses bras, posa doucement le front sur son ventre comme elle l'avait fait pour Tixu au moment de son départ. Elles restèrent enlacées pendant quelques minutes. Apaisée, Aphykit s'autorisa alors à laisser couler ses larmes.

Elles se déshabillèrent sur la grève du torrent où Yelle avait l'habitude de se baigner, plongèrent dans l'eau scintillante et fraîche qui se fracassait allègrement sur les rochers. Elles s'allongèrent sur l'herbe grasse et parfumée, s'abandonnèrent aux chauds effleurements du soleil, dévorèrent les fruits qu'elles avaient glissés dans les poches de leur robe.

Tout en goûtant la douce quiétude de l'instant, Aphykit ne pouvait se défaire du sombre pressentiment qui l'accablait. Son intuition lui soufflait avec insistance que ces heures paisibles, radieuses, ces heures qui lui rappelaient la sérénité de l'île des monagres de Selp Dik, lui étaient désormais comptées.

Yelle se lava la bouche et les mains dans l'eau du torrent, déposa un baiser sonore sur la joue de sa mère, se rhabilla et ramassa son grand bâton.

« Allons-y, maman. Ils vont bientôt arriver... »

Main dans la main, elles suivirent le sentier tortueux qui menait au grand volcan.

La chenille de feu se vide lentement par l'incision que sa proie a pratiquée sur son abdomen. Elle a montré une extrême prudence, a passé beaucoup de temps à observer l'autre parasite, mais elle ne s'est pas méfiée de la cavité aux bords mobiles d'où jaillissent les sons, et elle s'aperçoit, un peu tard, que ce piège renferme des instruments durs et coupants. Elle se débat furieusement, tout en veillant à ne pas dégager les trois orifices d'alimentation du gaz. Et ce n'est pas facile, car les mâchoires du piège se sont solidement refermées sur son enveloppe externe. Il faut impérativement qu'elle rebouche la fissure ou elle continuera de se vider et atteindra à son tour le degré zéro de son métabolisme. Là est l'urgence. Il sera toujours temps de s'occuper de l'autre parasite quand elle aura colmaté la plaie avec un repli de son enveloppe. Elle se trémousse, se ramasse sur elle-même comme un ressort, rétracte les griffes, se détache de quelques millimètres de la peau lisse et soyeuse. Ses terminaisons nerveuses captent les infimes courants d'air qui se faufilent dans les orifices dégagés de sa proie.

Jek revient à lui. Plusieurs minutes lui sont nécessaires pour appréhender la situation, pour permettre à ses souvenirs d'échouer sur la grève de son esprit. Ses mâchoires crispées l'élancent douloureusement. Il avale une substance écœurante qui se répand dans sa gorge, qui s'évade des commissures de ses lèvres, qui lui dégouline sur le menton. Des rayons vacillants lui frappent les yeux. De furieuses convulsions ballottent le corps annelé de la chenille de feu. Elle se tord dans tous les sens pour échapper à la traction de ses dents.

L'enveloppe externe de la larve de l'espace cède brusquement. Emportée par ses propres contorsions, elle est projetée avec violence contre la paroi du compartiment. Des filaments blanchâtres et gluants jaillissent aussitôt des minuscules cavités qui criblent la chair brune du xaxas.

Jek recrache le lambeau de l'épiderme et les restes de substance visqueuse au goût de fiel et de cendres. Des fourmillements lui irritent le visage et le cou. Il respire goulûment, et son cerveau, brutalement suroxygéné, flotte dans une douce euphorie. Les filaments de bave continuent d'emberlificoter la chenille, dont le corps frétillant, phosphorescent, jette des lueurs intermittentes sur le compartiment. Pour la première fois, Jek contemple l'intérieur de son véhicule spatial, le capiton épais, brun et palpitant, les cordons clairs qui pendent un peu partout comme des fils électriques dénudés, les sacs poreux suspendus aux parois, presque entièrement dégonflés, la faille aux bords resserrés et froncés qui donne probablement sur le conduit.

« Je suis un serviteur, un transporteur, dit le xaxas. Nous sommes bientôt arrivés au terme du voyage et il me faut maintenant choisir. Je ne puis semer deux vies antinomiques, deux vies qui se combattent, sur un même monde... »

Machinalement, Jek cherche à découvrir l'endroit d'où vient la voix du migrateur céleste ce n'est pas vraiment une voix, mais un flux musical dont les notes seraient des mots et les harmoniques des phrases. Elle provient de nulle part et de partout à la fois, et c'est certainement pour cette raison qu'il l'entend surtout au-dedans de lui-même.

Le cocon de bave recouvre entièrement la chenille, qui a cessé de se débattre. Une obscurité profonde, impénétrable, ensevelit de nouveau le compartiment.

« Une seule vie à la fois... », répète le xaxas.

Couvertes de sueur et de poussière, Aphykit et Yelle arrivèrent en vue du grand volcan au milieu de l'après-midi. Lorsqu'elle aperçut l'escalier taillé dans la pierre et la grande ouverture pratiquée à mi-hauteur du versant, Aphykit fit immédiatement le rapprochement entre ce pic noir qui se dressait au milieu d'un plateau aride et l'histoire du peuple ameuryne que lui avait racontée Shari.

Après avoir exterminé les Ameurynes, les Scaythes d'Hyponéros et les mercenaires de Pritiv avaient bombardé de rayons momifiants le volcan qui abritait la ville d'Exod. C'est sans doute ce qui expliquait qu'aucune végétation n'avait pu prendre sur ce mont pelé, calciné, et qu'une telle impression de désolation planait sur les environs.

Elles gravirent l'escalier de pierre qui grimpait en louvoyant à l'assaut du cratère. Yelle, fatiguée, exigea de faire plusieurs pauses au cours de l'ascension. Le tissu de leur robe et leurs cheveux leur collaient à la peau. Quelques aïoules planaient dans l'azur étincelant du ciel en poussant des trompettements rauques. La fillette regretta amèrement d'avoir oublié de se munir d'une gourde d'eau.

Elles prirent enfin pied sur le large palier qui précédait l'immense bouche d'accès. Elles en franchirent le seuil et se retrouvèrent sur un surplomb qui dominait l'ensemble du cratère. Elles aperçurent, quelques centaines de mètres en contrebas, un terre-plein de deux kilomètres de diamètre qui s'élevait au centre de l'excavation, plongée dans un silence sépulcral, glacial. Le soleil pénétrait à flots par l'immense ouverture du sommet, éclairait les parois lisses sur lesquelles se découpaient des orbites noires et vides, ainsi que des allées circulaires reliées par des escaliers en spirale.

« Tu es sûre qu'ils vont se poser ici ? demanda Aphykit dont la voix mélodieuse se désagrégea dans le silence.

— Pas tous, répondit la fillette, essoufflée. Ils sont trop nombreux. Seulement ceux qui transportent les pèlerins... On dirait que le blouf a mangé toute vie à l'intérieur de ce volcan...

— C'est un peu ça ! Shari y a vécu, autrefois. Dans une ville qui s'appelait Exod. »

Yelle se concentra, écarquilla les yeux, tendit l'oreille, comme si elle cherchait à capter des images, des sons, des pensées, des souvenirs de ce grand frère qu'elle n'avait encore jamais rencontré.

« Attention à la descente, prévint Aphykit. Les escaliers intérieurs me paraissent encore plus raides que l'autre... »

Us n'étaient pas seulement raides : il leur manquait également une marche sur deux, et elles durent redoubler de prudence pour ne pas perdre l'équilibre et être précipitées dans le vide. En passant devant les galeries transversales, elles se rendirent compte que les orbites vides étaient les accès d'anciennes habitations troglodytiques.

« C'était ça, la ville de Shari ? demanda Yelle avec une légère pointe de dépit dans la voix.

— D'après Shari, les grottes étaient seulement des habitations d'appoint. L'agglomération proprement dite s'élevait sur le terre-plein central.

— Il n'y a plus rien en bas !

— Les Scaythes d'Hyponéros et les mercenaires de Pritiv ont anéanti Exod avec des rayons momifiants.

— Pourquoi ?

— Ils étaient venus chercher un élément qui leur manquait pour développer les pensées de mort : le son. Les prêtres de la religion ameuryne, les amphanes, possédaient quelques rudiments de la science inddique, mais ils s'en servaient uniquement pour tuer les hommes et les femmes coupables d'adultère. C'est de cette manière qu'est morte la mère de Shari. Lorsqu'ils eurent obtenu ce qu'ils voulaient, les Scaythes ont exterminé les Ameurynes pour ne pas laisser de trace de leur passage...

— C'est quoi, l'adultère ?

— Des hommes ou des femmes qui aiment d'autres hommes ou femmes que les leurs...

— Moi, je n'aime qu'un seul homme ! »

Aphykit éclata de rire. Elle s'arrêta, s'appuya sur une rampe d'escalier directement taillée dans la roche et fixa Yelle, qui s'aidait de son bâton pour dévaler les marches.

« Quel homme ?

— Celui que j'attends. Un pèlerin. »

Aphykit scruta le visage de sa fille mais n'y décela aucune trace de forfanterie ou de moquerie. Elle n'avait pas prononcé ces paroles à la légère.

« Tu es trop jeune pour choisir celui qui...

— Je suis bien plus vieille que tu ne le crois, maman ! coupa Yelle. Bien plus vieille que toi ! »

En bas, la sensation de désolation était plus oppressante, plus palpable qu'à mi-pente. Aucun bruit ne troublait le silence. Le cratère semblait s'être refermé à jamais sur sa douleur, sur son secret. Il ressemblait à un tombeau géant, à un mausolée érigé à la mémoire du peuple ameuryne.

Elles traversèrent la grande allée circulaire et empruntèrent un sentier tournant qui les conduisit sur le terre-plein. Sur le sol noir se devinaient les reliefs et les linéaments de rues, de places, d'habitations... Une boursouflure rocheuse barrait l'espace nu sur une grande partie de sa largeur.

« La cheminée, expliqua Aphykit. La fissure de l'écorce terrestre par laquelle jaillissait le magma. Elle s'est refermée depuis bien longtemps...

— Je n'aurais pas aimé vivre à l'intérieur d'un volcan ! lâcha Yelle. J'aurais eu bien trop peur d'étouffer. »

Elles s'assirent sur des pierres rondes et plates qui jonchaient le terre-plein et grignotèrent les derniers fruits qui leur restaient.

« Cet homme... est-ce que tu sais au moins comment il est ? »

Yelle recracha son noyau et haussa les épaules.

« Je ne l'ai jamais vu. Je ne suis même pas certaine qu'il est encore vivant. Mais, même s'il est mort, je ne changerai pas d'avis ! »

La résolution de Yelle déconcerta Aphykit, qui n'insista pas. Elle devait se faire à l'idée que sa fille ne raisonnait pas comme tout le monde.

Les premiers signes se manifestèrent en fin d'après-midi. Elles perçurent d'abord des sons étranges et mélodieux qui provenaient d'un endroit impossible à déterminer. Elles avaient parfois l'impression qu'ils surgissaient de l'espace et parfois qu'ils jaillissaient des profondeurs de la terre. Ils résonnaient davantage en elles-mêmes qu'à l'extérieur d'elles-mêmes. C'étaient tantôt des cris animaux, tantôt des bruissements de cascade, tantôt des notes prolongées, graves ou aiguës, mais tous ils exprimaient une nostalgie poignante, déchirante, qui leur tira des larmes.

Puis, alors que s'amplifiaient les sons, tombèrent des cieux des colonnes de lumière qui jetèrent d'incomparables éclats bleus ou verts sur les parois lisses du cratère. A peine eurent-elles effleuré le sol du terre-plein qu'une formidable clameur retentit et qu'un nuage sombre occulta les rayons du soleil et recouvrit le volcan.

« Les voilà ! Les voilà ! » s'exclama Yelle.

Elle se releva et courut sur le terre-plein comme si elle prenait son élan pour décoller et s'élever vers les grands migrateurs de l'espace. La flamme dorée de sa chevelure dansait sur ses épaules nues.

La luminosité des colonnes de lumière éblouit Aphykit. Elle posa la main sur le front et leva la tête en direction des gigantesques masses sombres qui convergeaient vers le volcan. Elle distingua leurs ailes membraneuses à la phénoménale envergure et les éclats scintillants qui parsemaient leur corps fuselé. La cuvette du volcan amplifiait le grondement produit par les vigoureux battements d'ailes des milliers d'individus que comportait la nuée.

Seulement quatre d'entre eux se disposèrent à l'intérieur de colonnes de lumière et descendirent dans le cratère. Ils pesaient visiblement plusieurs dizaines de tonnes mais paraissaient aussi légers que des plumes. L'un après l'autre, ils se posèrent sur le terre-plein à une centaine de mètres d'Aphykit et de Yelle. Les cristaux sertis dans leur carapace rougeoyante cessèrent de briller. Ils replièrent leurs ailes et rampèrent avec lourdeur, avec maladresse, pour sortir des cercles de lumière. Tandis qu'un kilomètre plus haut leurs congénères continuaient de planer et d'émettre leurs cris déchirants, les quatre migrateurs échoués demeurèrent totalement immobiles, comme terrassés par le terrible effort qu'ils venaient de fournir. Deux étaient immenses, entre vingt et trente mètres de long, deux plus petits, entre cinq et dix mètres. Des braises vives saupoudraient leur carapace maculée de taches noires.

Yelle s'approcha de l'un d'eux et examina ce qui lui semblait être la tête mais qui ne présentait aucune des caractéristiques des animaux qu'elle connaissait. Pas d'yeux, pas de mufle, pas de bouche, pas d'oreilles. Comment faisaient-ils pour se diriger dans l'espace ? Comment sentaient-ils, comment mangeaient-ils ?

Ils commencèrent à se tourner sur eux-mêmes et se couchèrent sur le flanc de manière à dégager leur abdomen brun clair, parfaitement lisse et propre.

Yelle contourna le migrateur et discerna, à proximité de sa queue, un orifice dont les bords froncés se dilatèrent démesurément. Des ondulations violentes, rapprochées, parcoururent le ventre clair, semblables aux contractions précédant la mise bas des gazelles des monts. Une tête humaine glissa lentement hors de l'orifice, puis des épaules, des bras, un tronc, des jambes. C'était une femme aux interminables cheveux noirs et lisses, à la peau cuivrée, à la poitrine opulente, aux côtes saillantes, à la toison pubienne fournie. Recouverte d'un liquide épais, luisant, fumant qui rappelait à Yelle la substance dont étaient enveloppées les gazelles nouveau-nées, elle remuait faiblement les jambes et les bras.

Yelle courut vers le plus grand des migrateurs. Elle découvrit, allongé sur le sol, un homme aux cheveux noirs et lisses, de la même race que la femme, et dont les muscles saillaient sous la peau brune. Il tourna la tête vers elle et lui lança un regard hébété.

Près du troisième migrateur, elle aperçut un vieillard aux cheveux blancs, auquel il ne restait plus que la peau sur les os. Sa respiration était rauque, sifflante, et il se tordait sur le sol comme un ver de terre. Elle comprit, à ses contorsions désespérées, qu'il ne pouvait plus se servir de ses membres et qu'il n'en avait plus pour longtemps à vivre.

Elle se dirigea enfin vers le quatrième migrateur, à la carapace particulièrement noire. Celui-ci n'avait pas expulsé un être humain mais une forme oblongue et blanche qui ressemblait à un cocon.

Yelle poussa un cri de désespoir et ses yeux s'embuèrent de larmes.

« Qu'y a-t-il, Yelle ? »

Aphykit, qui s'était approchée d'elle, lui posa les mains sur les épaules.

« Il n'est pas là...

— Qui?

— Le garçon que j'attends... »

C'était donc ça, pensa Aphykit, tu n'attendais pas un homme mais un enfant...

A quelques pas d'elles, l'homme et la femme se relevèrent, s'avancèrent l'un vers l'autre d'une démarche hésitante, malhabile, et s'étreignirent longuement. Aphykit était partagée entre sa joie de recevoir des visiteurs, des gens avec qui parler, enfin, et la tristesse de Yelle.

Les quatre migrateurs de l'espace s'affaissèrent sur le ventre avec la même lenteur qu'ils s'étaient tournés sur le flanc.

« Prince des hyènes ! » cria soudain l'homme pardessus l'épaule de la femme.

Yelle ferma les yeux et, comme devant le buisson aux fleurs lumineuses, s'agenouilla devant le migrateur dont les congénères, là-haut, menaient grand tapage, poussaient des cris stridents, agitaient frénétiquement les ailes.

« Prince des hyènes ! » répéta l'homme.

Il se détacha de la femme et s'avança vers Aphykit. Il était grand, mince maigre même, brun et avait une allure de seigneur. Il était tellement anxieux qu'il ne prêta pas attention au fait qu'il se présentait entièrement nu devant une femme qu'il ne connaissait pas. Et d'ailleurs, il ne la regardait pas comme une femme, mais comme une déesse ou un ange.

« Vous n'avez pas vu un garçon de huit ou neuf ans ? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

— Seulement trois adultes et un objet qui ressemble à une chrysalide », répondit Aphykit.

Il lança un coup d'oeil désespéré sur le cocon.

« Il y avait une deuxième chenille de feu à l'intérieur du xaxas, murmura-t-il. Un verset de la Nouvelle Bible dit : Prends garde, ô âme qui souhaite gagner la Jer Salem de lumière, à ne pas entrer dans le ventre du xaxas qui a transporté deux chrysalides célestes, car féroce est la chenille dont la sœur a empêché la métamorphose... »

Les quatre migrateurs avaient désormais réintégré leur position initiale. Les larmes qui coulaient silencieusement des yeux de Yelle, statufiée, étaient les seuls signes de vie, les seuls mouvements de son corps. Les contours des colonnes de lumière s'estompèrent peu à peu, s'évanouirent dans la semi-obscurité qui envahit le cratère.

« Saleté de chenille ! » hurla l'homme.

Il ramassa une pierre plate et, saisi d'une rage incoercible, fracassa le cocon. Il ne découvrit rien d'autre à l'intérieur qu'une enveloppe vide, repliée sur elle-même, et un amas de matière grise comparable à de la cendre froide.

« Que ta tête et ton cœur gardent patience, San Francisco, dit la femme. Le xaxas de Jek s'est peut-être posé à un autre endroit... Il manque également celui de Marti... »

L'homme se releva et secoua la tête. Une immense détresse imprégnait ses yeux noirs et fendus.

Trois migrateurs battirent des ailes et s'arrachèrent du sol avec autant de grâce et de légèreté que des papillons. En dépit de leur énorme masse, ils triomphaient de la pesanteur avec une aisance confondante. Leurs cristaux se remirent à étinceler dès qu'ils se furent élevés à une dizaine de mètres de hauteur.

Le quatrième, le plus noir, resta vautré sur le terre-plein. Il se coucha sur le flanc et, de nouveau, dégagea son abdomen clair et palpitant. Les fronces de l'orifice de son conduit se distendirent et, après une série de brèves et violentes contractions, un petit garçon fut éjecté de son ventre. Il remuait, respirait, il était apparemment en bonne santé malgré les filaments blancs qui lui empoissaient les cheveux, malgré les multiples écorchures et points rouges qui lui parsemaient le visage, les épaules et le cou, malgré sa maigreur.

Yelle ouvrit les yeux.

Il était là, devant elle, son compagnon, l'homme qu'elle avait choisi d'aimer pour la vie entière. Bien qu'il fût squelettique, sale, écorché, et qu'il eût la face toute rouge comme s'il s'était ébouillanté, elle le trouva beau. Et il la trouvait belle, sans doute, puisqu'il ne parvenait pas à détacher son regard d'elle.

Jek se rendit soudain compte qu'il était tout nu et il plaqua ses mains sur son petit robinet. Il croyait être arrivé au paradis des kreuziens, là où vivent des anges aux cheveux d'or, à l'indescriptible beauté et à l'ineffable douceur, mais, même au paradis, il gardait les réflexes pudibonds d'un petit garçon de huit ou neuf ans.

San Francisco le saisit par les aisselles, le souleva de terre et le pressa contre sa poitrine.

« Bienvenue sur la Jer Salem de lumière, prince des hyènes ! Tu es arrivé au terme de ta longue errance... »

Avant de faire plus ample connaissance avec le grand et le petit ange aux cheveux d'or, on s'occupa de Robin, ou plus exactement on l'assista dans ses derniers instants. Le vieux Syracusain demanda d'abord à parler à son fils Marti.

« Son migrateur s'est certainement posé hors du volcan, avança San Francisco, penché sur le mourant.

— Il se peut aussi qu'il ait trouvé la mort... articula faiblement Robin. C'est peut-être mieux ainsi... Je l'aimais comme un père, mais j'ai compris quel... quel monstre il était... Il ne vous aurait créé que des ennuis... »

D'un mouvement de tête, il fit signe à Aphykit de s'approcher. La jeune femme s'accroupit à la place de San Francisco et souleva délicatement la nuque du vieillard.

« Nous sommes sur... Terra Mater, et vous êtes Aphykit Alexu, n'est-ce pas ? »

Elle acquiesça d'un battement de cils.

« Je suis Robin de Phart, de Vénicia... Je suis désolé de me présenter devant vous dans ce... cette absence de tenue... J'étais un ami de votre père, Sri Alexu... »

Sa voix n'était plus qu'un mince filet sonore qui pouvait se tarir à tout moment. Un voile terne tombait sur ses yeux clairs.

« Je me sentais si bien dans le ventre du xaxas que j'aurais pu partir en paix... Mais je voulais vous saluer avant de... »

Un violent soubresaut agita son corps, puis sa tête bascula vers l'arrière et il se figea définitivement dans la mort.

San Francisco chargea le cadavre de Robin sur ses épaules et le transporta hors du cratère. Il l'enfouit sous un monticule de pierres à l'orée d'une forêt qui bordait le plateau. Jek pleura à chaudes larmes la mort de son vieil ami syracusain.

Puis Aphykit et Yelle entraînèrent les visiteurs sur le sentier du village. Pendant tout le trajet, Jek garda ses mains en paravent devant son robinet.

« Tu peux te mettre à l'aise ! lui lança Yelle. Je sais comment c'est fait, un garçon ! Ton ami San Francisco est moins bête que toi, et pourtant c'est un grand ! »

Elle l'intimidait. Elle était plus petite que lui, et probablement plus jeune, mais ses immenses yeux gris-bleu étaient des lacs profonds dans lesquels il n'osait pas se plonger. En comparaison, Naïa Phykit, sa mère, la déesse des légendes, la femme extraordinaire dont Artrarak parlait avec des étoiles dans les yeux, paraissait nettement plus abordable, plus humaine.

Exténué par son combat avec la chenille de feu, il s'était assoupi dans le ventre du xaxas. Un murmure, un appel subtil, un rêve l'avait tiré du sommeil. Il avait vu se refermer l'orifice du conduit. Un rayon de lumière bleue se rétrécissait, capitulait devant les ténèbres. La chenille de feu avait disparu et il avait alors compris que le migrateur l'avait expulsée du compartiment. Une seule vie à la fois, avait dit le xaxas. Paniqué, épouvanté, Jek avait hurlé, avait tapé des pieds et des poings sur le capiton de chair, sur les cordons blanchâtres, sur les sacs d'oxygène vides et flasques. L'orifice s'était rouvert et un spasme l'avait projeté la tête la première dans le conduit.

« Le raisonnement de Robin était juste : nous pensions partir pour la Jer Salem de lumière et nous nous sommes échoués sur Terra Mater, sur la Terre des origines, dit San Francisco. Mais nos cœurs et nos têtes se réjouissent de vous rencontrer, Naïa Phykit. Le prince des hyènes, lui, vous cherche depuis longtemps, depuis son départ du Terrarium Nord d'Anjor. Que grâces lui soient rendues : c'est la puissance de sa pensée qui nous a guidés jusqu'à vous.

— Ce n'est pas maman qu'il cherchait, mais moi ! » intervint Yelle, péremptoire.

Devant l'air effaré de Jek, dont les mains se crispaient sur le bas-ventre, ils éclatèrent de rire.

Le jour suivant, après une bonne nuit de repos et un petit déjeuner consistant Jek avait été légèrement agacé que Yelle lui eût imposé de dormir dans la même pièce qu'elle la fillette, munie du bâton de promenade de son père, l'invita à venir se baigner dans le torrent.

« Tu sens mauvais ! Si tu veux continuer de dormir avec moi, il faut que tu te laves...

— Attends, se rebiffa le petit Anjorien. Je veux d'abord demander quelque chose à Naïa Phykit.

— Tu peux me le demander. J'en sais autant que ma mère. Peut-être même davantage... »

Mais Jek ne céda pas. C'était pour Naïa Phykit qu'il avait entrepris ce long voyage, pas pour une petite peste du nom de Yelle. Il sortit donc dans le jardin, s'approcha de Naïa Phykit, affairée à disposer des fruits et des légumes frais dans les caissons de déshydratation, et lui demanda timidement comment on faisait pour voyager sur les pensées.

« Je vous l'apprendrai bientôt à tous les trois », répondit-elle avec un large sourire.

Elle posa sur lui ses magnifiques yeux bleu, vert et or, et, bien qu'il fût affublé d'une chemise de Sri Lumpa quel honneur ! qui lui tombait sur les genoux, il rougit jusqu'à la racine des cheveux.

« Pourquoi es-tu parti à notre recherche, Jek ?

— Pour devenir un guerrier du silence...

— Qui t'a parlé des guerriers du silence ?

— Artrarak, un vieux quarantain du ghetto d'Anjor...

— Et tes parents ?

— P'a, m'an... ils voulaient tous les deux m'expédier dans une école de propagande sacrée et je n'avais pas envie de faire le missionnaire kreuzien... Et Sri Lumpa ? Où il est parti ? »

Le visage de Naïa Phykit se rembrunit, et il distingua les sombres étincelles de désespoir qui dansaient dans ses yeux. Il en fut étonné : il n'aurait jamais imaginé qu'une déesse de légende pût être en proie au chagrin, à la détresse. Il avait présumé que ce genre de sentiment ne s'appliquait qu'aux simples mortels comme lui.

« Il est parti affronter l'ennemi des hommes, murmura-t-elle d'une voix imprégnée de tristesse. J'espère qu'il reviendra un jour... »

Yelle retira sa robe et plongea dans l'eau claire du torrent. Jek resta immobile sur la berge.

« Qu'est-ce que tu attends ? Tu ne vas pas te baigner avec ta chemise ! »

Voyant qu'il n'était pas décidé à bouger, elle chercha un argument convaincant, le trouva sous la forme d'un souvenir qui lui était jusqu'alors sorti de la tête.

« Viens et je te montrerai quelque chose !

— Quoi ?

— Viens d'abord ! »

Jek se débarrassa de la chemise de Sri Lumpa et, pour ne pas laisser le temps au regard moqueur de Yelle de capturer son corps, se glissa rapidement dans l'eau, dont la fraîcheur lui arracha des cris.

« Alors, c'est quoi ? » demanda-t-il entre ses lèvres tremblantes.

Elle ne répondit pas, traversa le torrent dont le puissant courant l'entraîna sur une cinquantaine de mètres, puis, à l'aide de branches basses de saules, se hissa sur la berge opposée. C'était une petite peste, mais elle était jolie, troublante, avec ses longs cheveux qui enluminaient ses épaules et les diamants d'eau qui scintillaient sur sa peau dorée. Elle courut vers le buisson où elle avait découvert la boîte métallique après le départ de son père. Elle écarta les lanières souples des branches basses, mais, à la place de la boîte, il n'y avait plus qu'un trou dans la terre humide et des vers qui grouillaient entre les feuilles mortes.

Elle se redressa et jeta un bref coup d'œil sur les environs.

« Quelqu'un l'a prise... souffla-t-elle.

— Mais quoi ? demanda Jek qui se hissait à son tour sur la berge.

— La boîte grise... Je l'avais oubliée... La boîte du malheur, la boîte du blouf...

— Le blouf ?

— Le mal qui mange les étoiles... »

Jek ne comprenait pas grand-chose à ce que racontait la fillette, mais une telle gravité assombrissait ses grands yeux qu'il prit peur et que de longs frissons coururent sur sa peau humide. Subitement, le clapotis de l'eau sur les rochers, le froissement délicat des feuilles dans les arbres et le chuchotement de la brise dans les herbes lui semblèrent menaçants, hostiles. Le ciel lui-même parut se tendre d'un voile gris.

« Il faut tout de suite retourner au village ! Prévenir maman ! »

Ils traversèrent le torrent, enfilèrent leurs vêtements sans prendre le temps de se sécher, ramassèrent leurs bâtons et coururent à perdre haleine en direction du village.

Une heure plus tard, essoufflés, transpirants, ils s'engouffrèrent dans la rue principale inondée de soleil et envahie d'herbes folles. Un silence funèbre s'était posé comme un linceul sur les maisons éventrées, sur les allées transversales, sur les jardins à l'abandon, sur la place centrale du buisson du fou.

« Il faudra un jour que tu m'expliques pourquoi les fleurs de ce buisson... », commença Jek.

Yelle lui ordonna de se taire en lui posant la main sur la bouche. Avant même d'arriver à la maison, elle eut la certitude qu'un malheur était arrivé. Elle s'en voulait terriblement d'avoir oublié de mentionner l'existence de cette maudite boîte à sa mère.

Ils se faufilèrent dans la cour intérieure de la maison par le portail de bois entrouvert.

Le corps de San Francisco, vêtu d'une combinaison ayant appartenu à Tixu, reposait au milieu des fruits et des légumes, entre deux caissons de déshydratation. De loin, il semblait être plongé dans un sommeil paisible, mais de près on distinguait une marque sombre au milieu de son front, comme s'il avait reçu un choc violent. Une vilaine teinte verdâtre délayait le cuivre de sa peau. Il ne respirait plus. Pétrifié, Jek fut traversé par un double sentiment de révolte et d'abattement devant le corps inerte de son ami jersalémine. Quel monstre de cruauté avait bien pu s'acharner sur le plus droit et le plus généreux des hommes, sur ce prince qui avait défié le viduc Papironda et les prêtres fanatiques de son peuple pour protéger un petit gock du nom de Jek At-Skin ?

Quelques mètres plus loin, ils découvrirent le corps de Phœnix, étendu sur les herbes sauvages qui obstruaient les allées de la cour. Comme San Francisco, elle avait une marque sombre sur le front.

« Maman ! » gémit Yelle.

Elle se précipita vers la porte ouverte de la maison mais une silhouette, que Jek identifia au premier coup d'œil, surgit de la pénombre et lui interdit le passage.

Marti de Kervaleur, nu, égratigné, le visage barré d'un rictus, braqua le canon d'une arme métallique sur la fillette.

« Marti ! Non ! » hurla le petit Anjorien.

La gueule ronde du canon vomit un rayon verdâtre qui percuta de plein fouet le visage de Yelle. Arrachée du sol par la violence de l'impact, elle retomba durement sur les dalles de pierre qui ceinturaient la construction. Jek voulut se précipiter vers elle, mais la voix métallique de Marti le cloua sur place.

« Ne bouge pas, Jek At-Skin ! »

Le petit Anjorien leva vers le jeune Syracusain son visage baigné de larmes.

« Pourquoi est-ce que tu l'as tuée ? Pourquoi est-ce que tu as tué San Francisco, Phœnix... Naïa Phykit ? »

Sa voix se brisa en sanglots. La robe de Yelle, inerte, s'était retroussée dans sa chute et l'avait dénudée jusqu'à la taille.

« Pas tués... cryogénisés, précisa le monstre caché de Marti. Congelés, si tu préfères... En revanche, pour ce qui te concerne, je m'en tiendrai à mon aiguillage initial. Vous vous croyiez débarrassés de moi, n'est-ce pas ? Mon véhicule spatial a eu la bonté de me déposer aux coordonnées que je lui ai indiquées... Les xaxas sont des serviteurs, des transporteurs... »

Le monstre se rapprocha de Jek.

« Cette arme possède un réservoir d'un composé d'azote et un générateur d'ondes haute densité pour un double usage : cryogénisation et mort. C'est cette dernière solution que j'ai choisie pour toi. Il me suffit de commuter... Ici, tu vois ? »

L'index de Marti pressa un bouton situé sous la crosse.

« Il y avait également un transmetteur ondulatoire dans le conteneur. Dans cinq minutes, des mercenaires de Pritiv se rematérialiseront dans le village. Ils auront avec eux des déremats, des machines qui transporteront les corps de tes amis jusqu'à Vénicia, la capitale de l'Ang'empire. Dans cinq minutes, il ne restera rien des guerriers du silence... Mon pauvre Jek, tout ce voyage pour rien...

— Tu n'as pas encore capturé Sri Lumpa ! lui lança le petit Anjorien avec un air de défi. Ni le mahdi Shari des Hymlyas !

— Ta naïveté est touchante, petit homme. Sri Lumpa s'est lui-même jeté dans la gueule du loup. Quant au mahdi Shari des Hymlyas, son existence n'a jamais été prouvée, et il y a 89,02 % de probabilités qu'il ne soit qu'un pur produit de la conscience collective humaine... Mais assez bavardé. Adieu, Jek At-Skin d'Ut-Gen, et merci de ta collaboration ! »

Le monstre colle le canon de son arme sur le front de Jek.

L'enfant ne tente pas de fuir, ne ferme pas les yeux. Il s'approche du Syracusain, lui pose le front sur le ventre. Il perçoit la palpitation ténue de sa peau humide. Une odeur de transpiration, imprégnée du lourd parfum du compartiment intérieur du xaxas, lui emplit les narines. Ses larmes dévalent le bas-ventre de Marti, s'engouffrent dans le buisson touffu de son pubis, se faufilent dans les plis de ses aines.

« Tu resteras mon grand frère pour l'éternité, Marti, chuchote Jek. Même si tu me tues, je t'aimerai d'un amour si fort qu'il traversera le pays de la mort. Je te pardonne parce que tu fais toujours partie des hommes. Le monstre t'a rendu méchant, mais je sais qu'au fond de toi, tu n'approuves pas ce qu'il t'a obligé à faire... »

Le doigt de Marti se crispe sur la détente. L'autre ordonne à son véhicule corporel d'en finir, d'appuyer sur la fine excroissance métallique, mais les paroles de Jek, qui résonnent dans le silence comme une complainte déchirante, déclenchent une violente tempête sous le crâne du Syracusain. Elles exhument des pensées enfouies, des images d'un lointain passé, des bribes d'une autre existence.

L'autre, la greffe mentale, comprend que les pouvoirs d'humain-source de Jek reconnectent Marti à ses racines humaines (probabilités : plus de 80 %). Il lance des impulsions douloureuses dans le cerveau de son véhicule corporel pour qu'il interrompe le contact physique avec le petit Anjorien. Mais, bien que traversé par d'horribles pointes de douleur, le Syracusain ne se détache pas de l'enfant. Du front de Jek coule un puissant flot de chaleur et d'amour qui lui irradie tout le corps, qui l'apaise et l'enchante. Il se remémore tout à coup le Marti d'autrefois, l'enfant qui courait dans les allées du parc de la maison Kervaleur, il se rappelle les senteurs des fliottes, ses fleurs préférées, les caresses du vent coriolis, les effleurements des rayons de Rose Rubis et de Soleil Saphyr, la fraîcheur des ombrages, les yeux de sa mère, le sourire de son père, il se souvient combien, en ce temps-là, il faisait bon être un humain. L'autre, le démon, la greffe mentale, rue dans son esprit comme un fauve en cage. Et c'est ce qu'il est, un monstre piégé dans un cerveau... Des rivières de larmes s'écoulent des lacs débordants de ses yeux, dévalent les reliefs de son torse pour aller se jeter dans les larmes de Jek. Il était un homme et il est devenu un agent de l'Hyponéros, il a combattu ceux de sa propre espèce, il s'est anéanti lui-même...

Il repousse Jek avec beaucoup de douceur et glisse le canon de son arme entre ses lèvres entrouvertes. Probabilités de destruction : 100%, proteste l'autre.

« Marti ! Non... »

Marti adresse un sourire triste au petit Anjorien puis, sans hésiter, appuie sur la détente. L'onde lui pulvérise le crâne.

Jek, effondré à côté de Yelle, secoué de lourds sanglots, entendit des éclats de rires et de voix. Il se redressa et, pardessus le muret, jeta un coup d'œil dans la rue principale. Il aperçut des hommes vêtus de combinaisons grises frappées sur la poitrine de triangles argentés entrecroisés. Des masques blancs et rigides dissimulaient leur visage. Derrière eux se dressaient trois machines composées d'un pied cylindrique de deux mètres de hauteur et d'un large chapeau criblé de lumières et de hublots.

La tête rentrée dans les épaules, le petit Anjorien courut se cacher dans une remise du fond de la cour. Il s'accroupit derrière un tas de bois. Il eut la sensation que les battements accélérés de son cœur étaient des coups de cymbales. Le temps s'écoula avec une lenteur désespérante.

« Quatre cryos et un mort ! fit une voix nasillarde.

— C'est beaucoup moins qu'on ne croyait, dit quelqu'un d'autre.

— Le mort, ça doit être l'effacé : son programme mental était bouclé en suicide.

— On envoie des sondes de reconnaissance dans les environs ?

— Inutile : l'effacé ne devait se donner la mort qu'après avoir cryogénisé tous les habitants de ce patelin. Les programmes mentaux sont fiables à cent pour cent. On lance les dérematérialisations jusqu'au premier relais... »

Jek discerna des claquements, des bourdonnements, des chuintements qui se renouvelèrent à plusieurs reprises, puis le silence retomba peu à peu sur le village désert.

Transi de peur, de désespoir et de froid, il n'osa pas s'aventurer hors de son abri pendant deux jours et deux nuits.

Terra Mater était désormais une planète morte.

CHAPITRE XXII

La première grande affaire du muffi Barrofill le Vingt-cinquième, ce fut... son élection. Aucun des cinq mille cardinaux de l'Eglise du Kreuz n'avait songé au cardinal Fracist Bogh pour prendre la succession du muffi Barrofill le Vingt-quatrième, surnommé, après sa mort, le « tyran de Vénicia ». Et pourtant, à la surprise générale, l'ancien gouverneur d'Ut-Gen fut élu par 2 602 voix contre 2 398 au septième tour de scrutin. Le drapeau blanc fut alors hissé sur la plus haute des tours du palais épiscopal pour annoncer aux fidèles que les cardinaux s'étaient choisi un nouveau souverain pontife. Personne ne soupçonna le haut vicariat d'avoir falsifié le dépouillement du scrutin. Les Syracusains furent horrifiés d'apprendre que le chef suprême de l'Eglise n'était pas un des leurs, mais un Marquinatin, un paritole, et ils exprimèrent leur désapprobation en se regroupant silencieusement dans les avenues de la cité impériale. Fracist Bogh prit le nom de Barrofill le Vingt-cinquième en hommage à son illustre prédécesseur. Il n 'y eut pas de fête pour célébrer son avènement, car Menati Imperator exigea que débute immédiatement le procès de dame Sibrit, son épouse disparue depuis plus de trois mois syracusains. L'empereur avait en effet jeté son dévolu sur dame Annyt Passit-Païr, une jeune courtisane, l'une des égéries du mouvement clandestin Mashama qui s'était depuis publiquement repentie. Menati Imperator brisa les fiançailles de dame Annyt avec Emmar Saint-Gai, le responsable de la maintenance technique du palais épiscopal. Le jeune Saint-Gai s'inclina devant la volonté de son souverain d'autant plus volontiers qu'un implant d'effacement lui fit oublier jusqu'au souvenir de la jeune femme. Cependant, les cardinaux battus se regroupèrent entre eux et complotèrent contre le nouveau muffi. Mais ils ne parvinrent pas à l'assassiner, car il bénéficia sans réserve des services mis en place par son prédécesseur gardes du corps, systèmes de détection, morphopsychologues, cuisinier et serviteurs dévoués...

La deuxième grande affaire du muffi Barrofill le Vingt-cinquième fut donc le procès de dame Sibrit, qu'il présida lui-même en gage d'une collaboration sans faille entre les pouvoirs spirituel et temporel de l'Ang'empire. Au quatrième jour du procès, il se passa un événement peu banal : dame Sibrit parut en personne devant ses juges. J'étais installé dans l'une des travées qui dominaient l'allée centrale, et je la vis s'avancer, altière, la tête et les pieds nus, les cheveux dénoués. Sa beauté m'émerveilla. Son apparition déclencha un irrespirable silence. Elle fit face à ses détracteurs et réfuta, une à une, les accusations d'abomination qu'ils portèrent contre elle. Les témoins à charge, des grands courtisans pour la plupart, se contredirent à de nombreuses reprises et de manière flagrante. La seule qui prit sa défense fut son ancienne dame de compagnie, dame Alakaït de Phlel. Je devinai que Barrofill le Vingt-cinquième éprouvait de la sympathie pour l'impératrice, cette femme fière et libre, mais il ne put ou ne voulut intervenir pour infléchir la sentence qu'on lut à la coupable sans qu'une ombre de peur ou de remords glisse sur son magnifique visage. Elle fut condamnée au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. Elle fut exposée, nue, sur la place principale de Romantigua. Elle agonisa pendant dix jours dans d'atroces souffrances. Le muffi gracia à titre personnel dame Alakaït de Phlel, qui fut exilée sur le satellite Julius et dont nul n 'entendit plus jamais parler.

La troisième grande affaire du muffi Barrofill le Vingt-cinquième fut le mariage de Menati Imperator et de dame Annyt Passit-Païr. Dix jours pleins de fête furent décrétés sur tous les mondes de l'Ang'empire, qui purent suivre la cérémonie sur les écrans-bulles publics de l'H.O., l'Holovision officielle. Le souverain pontife ne laissa à personne d'autre le soin de conduire l'office religieux, qui dura plus de cinq heures. En dépit du passé sulfureux de la nouvelle impératrice, ce mariage combla les grandes familles syracusaines, les douairières, les maîtres du protocole et la population vénicienne. Ils avaient éliminé la provinciale, la gourgandine, et ils se retrouvaient enfin entre eux, entre gens de bonne compagnie, entre maîtres du contrôle des émotions. Dame Annyt accepta spontanément qu'on prélat ses ovules, lesquels, fécondés par les spermatozoïdes sélectionnés de l'empereur, donneraient un ou plusieurs héritiers à l'Ang'empire. Personnellement, je trouvais la nouvelle première dame de l'univers moins belle et moins intéressante que l'ancienne, mais je n'étais qu'un jeune exarque au service du souverain pontife et mon avis n'était qu'un pet de mouche dans la puanteur d'une fosse excrémentielle.

La quatrième grande affaire de Barrofill le Vingt-cinquième fut l'anéantissement de Jer Salem, le satellite glacé de la planète Franzia. Certains cardinaux, voyant qu'ils rencontreraient les pires difficultés à attenter à la vie du muffi, le défièrent sur un autre terrain : ils réclamèrent à cor et à cri l'extermination du peuple élu, coupable à leurs yeux d'hérésie. Le muffi autorisa donc la destruction de Jer Salem par désintégration lumineuse. Cette explosion provoqua de terribles catastrophes sur les mondes environnants. Bien plus tard, je compris que le muffi avait sacrifié ces cent quarante mille vies dans l'idée d'en épargner des milliards d'autres.

C'est à cette époque-là qu'il entreprit de rédiger ses mémoires mentales, mémoires qu'il soumit à l'approbation du sénéchal Harkot, du haut vicariat et de Menati Imperator. Je me doutais que cet ouvrage ne correspondait pas au fond de sa pensée, mais j'ignorais comment il préservait son esprit des inquisitions mentales qui se multipliaient autour de lui. Il semblait être guidé par une voix intérieure, voix dont l'origine me fut révélée des années plus tard.

Il obtint du sénéchal Harkot que les corps congelés d'Aphykit Alexu, que les gens du peuple surnommaient Naïa Phykit, de sa fille Yelle, d'un homme et d'une femme jersalémines fussent exposés dans une salle secrète du palais épiscopal. Il allait souvent se recueillir devant les sarcophages transparents qui renfermaient ces femmes, cette fillette et cet homme, tous aussi beaux que des anges la beauté du diable ? Il prétendait qu'il désirait avoir en permanence sous les yeux ces ennemis ultimes de la foi pour ne point succomber à la tentation de la mansuétude. Je savais qu'il n'en était rien, qu'il cherchait à percer leur mystère et que sa « voix » intérieure le poussait dans ce sens.

La cinquième grande affaire de Barrofill le Vingt-cinquième fut la mise en place des offices généraux d'effacement, au début de l'an 17. A cette occasion, il collabora étroitement avec le sénéchal Harkot, niais je crois qu'il prépara surtout la venue de ceux qui allaient bouleverser le monde.

 

Adaman Mourall, exarque au palais épiscopal de Vénicia. Chroniques secrètes du règne du muffi Barrofill le Vingt-cinquième.

 

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